V
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Bolitho remonta le pont détrempé et gagna le bord au vent, où il dut, afin d’assurer son équilibre, se retenir à un filet de branle. Il faisait encore nuit, on n’apercevait que des giclées d’embruns fantomatiques qui jaillissaient au-dessus de la coque puis retombaient dans l’eau noire.

Des ombres encore plus noires s’avancèrent sur la dunette avant de se noyer dans un petit groupe d’hommes rassemblés près de la lisse, où Haven et deux de ses officiers attendaient d’avoir écouté les rapports qu’on leur faisait pour donner leurs ordres.

On entendait des bruits de voix sur le pont principal, Bolitho imaginait sans peine les marins occupés autour des dix-huit-livres invisibles dans la nuit. Dans la batterie basse, là où se trouvaient les grosses pièces de trente-deux, l’activité était aussi intense, mais le pont inférieur restait silencieux. En bas, sous les énormes barrots du pont principal, les servants étaient habitués à accomplir leur tâche dans une pénombre permanente.

On avait sonné le branle-bas et servi le déjeuner très tôt, précaution sans doute superflue car, lorsque l’aube se lèverait, la terre serait encore hors de vue, sauf, avec un peu de chance, pour les vigies installées tout là-haut. Une heure plus tôt, l’Hypérion avait changé de route, et il faisait cap maintenant plein ouest, vergues brassées serré et sous voilure réduite, misaine et huniers seuls. Cela expliquait les mouvements plus vifs et un peu désagréables qu’ils subissaient, mais Bolitho avait remarqué le changement de temps dès qu’il avait posé les pieds sur la toile humide près de sa couchette.

Le vent soufflait toujours dans la même direction, mais il avait forci ; c’était peu de chose, mais après le calme qui avait précédé et qui semblait ne pas vouloir les abandonner, après cette houle amortie, il semblait plus vigoureux.

Ceux qui se trouvaient là savaient qu’il était monté sur le pont et gagnèrent discrètement le bord sous le vent pour lui laisser le loisir de marcher s’il le souhaitait. Il leva les yeux vers le gréement et aperçut pour la première fois les huniers brassés. Ils claquaient à grand bruit, comme mécontents du sort qu’on leur faisait en les bordant si serré.

Il était resté éveillé la plus grande partie de la nuit, mais, lorsqu’on avait réveillé l’équipage pour parer le bâtiment à toute éventualité, il s’était senti soudain pris d’une étrange envie de dormir.

Allday était entré dans sa chambre et, laissant Ozzard préparer un café fort dont il avait le secret, le grand bosco l’avait rasé à la lueur d’un fanal qui dansait.

Allday était toujours aussi préoccupé par son fils. Bolitho se souvenait encore de son enthousiasme lorsqu’il avait découvert qu’il avait un rejeton âgé de vingt ans. Il avait totalement ignoré jusqu’alors l’existence de ce fils, qui avait décidé d’aller le rejoindre à la mort de sa mère, un amour de jeunesse d’Allday.

Puis, à bord de ce cotre, Le Suprême, Bolitho avait été blessé et en était resté presque aveugle. Allday avait ruminé son désespoir et sa colère après avoir appris que son fils, qui portait le même prénom que lui, John, était un lâche. Il était allé se réfugier en bas au moment précis où Bolitho aurait eu tant besoin de lui.

Mais pour l’heure il voyait les choses de manière différente. Son garçon était peut-être terrifié par le feu au combat, en tout cas ce n’était pas un lâche. Il faut avoir bien du cœur pour vaincre sa peur lorsque les coups de l’ennemi vous ravagent un pont.

Pourtant, le garçon lui avait demandé de débarquer lorsqu’ils étaient rentrés à quai. Par égard pour Allday et pour la tranquillité de tous, Bolitho en avait touché un mot à l’officier qui commandait les gardes-côtes à Falmouth et lui avait demandé de lui trouver une place. Son fils, John Bankart – car il avait pris le nom de sa mère – s’était révélé bon marin. Il savait vous faire une épissure, prendre un ris, barrer comme le plus expérimenté des mathurins. Il avait exercé les fonctions d’aide-bosco à bord de l’Argonaute pour soulager Allday, lequel par orgueil n’aurait jamais admis que ces tâches devenaient trop lourdes pour lui après sa terrible blessure. De cette façon, Allday pourrait garder un œil sur lui. Et cela avait duré ainsi jusqu’au jour où Bolitho avait été gravement blessé à bord de ce petit cotre.

Bolitho détestait demander une faveur pour qui que ce fût, surtout en arguant de son rang. Et voilà qu’il n’était plus très sûr d’avoir pris la bonne décision. Allday continuait de ruminer et passait trop de temps seul dans son coin, ou encore assis dans l’office d’Ozzard, un verre à la main.

Nous avons tous deux besoin l’un de l’autre. Comme un chien et son maître, qui craignent chacun de son côté que l’autre ne meure le premier.

Une voix juvénile s’écria :

— Le soleil se lève, amiral !

Haven marmonna quelque chose avant de se diriger vers le bord au vent. Il salua l’amiral dans l’obscurité.

— Les embarcations sont prêtes pour la mise à l’eau, sir Richard, dit-il en adoptant un ton plus officiel que jamais, mais, si Le Défenseur est à son poste, nous devrions bénéficier d’un confortable délai avant de rappeler aux postes de combat.

— Je suis de votre avis.

Bolitho se demandait ce qui pouvait bien se cacher derrière autant de formalisme. Espérait-il un signal du Défenseur annonçant que le Thor était en vue ? Ou s’attendait-il à trouver une mer vide, ce qui ferait de tous ces efforts et de cette préparation une perte de temps ?

— Je ne me lasse jamais de cet instant, continua-t-il.

Ils admiraient côte à côte les premiers rayons de l’aurore qui s’élançaient de l’horizon comme des fils d’or. Compte tenu du cap de l’Hypérion, le soleil se levait droit derrière, peignant chaque voile à tour de rôle avant de briller haut dans le ciel, comme pour leur montrer la route qui les conduirait à la terre.

— J’espère seulement, commenta Haven, que les Espagnols ne nous savent pas si proches.

Bolitho réussit à ne pas sourire : à côté de Haven, Job aurait fait figure de fieffé optimiste.

Une silhouette traversa le pont et resta là à attendre que Haven la remarquât. C’était le second.

Haven s’éloigna de quelques pas.

— Qu’y a-t-il ? Et pourquoi maintenant ?

Il parlait à voix basse, mais on sentait de l’hostilité dans sa voix.

Parris répondit d’une voix posée :

— Les deux hommes punis, commandant. Puis-je dire au capitaine d’armes de suspendre l’exécution jusqu’à ce que…

— Vous n’en ferez rien, monsieur Parris. La discipline est la discipline, je ne permettrai pas que ces hommes échappent à un châtiment qu’ils ont mérité alors que nous allons ou n’allons pas combattre l’ennemi.

Parris campait sur ses positions :

— Ce n’est pas pour des motifs si sérieux, commandant.

Haven hocha la tête d’un air entendu.

— L’un des deux fait partie de vos protégés, est-ce bien cela ? Laker ? Insolence envers un officier marinier.

Les premiers rayons faiblards du soleil commençaient à dessiner des taches sur le pont, et l’on pouvait voir les yeux de Parris briller d’une lueur étrange, comme venue de l’intérieur.

— Ils se sont emportés tous les deux, commandant. L’officier marinier l’a traité de fils de pute… – on sentait qu’il se détendait, il savait que le combat était perdu d’avance. Si ç’avait été moi, commandant, je lui aurais arraché sa foutue langue !

La voix de Haven devint sifflante :

— Nous en reparlerons plus tard ! Ces deux hommes subirent le fouet à six heures !

Parris salua et s’éloigna. Bolitho entendit le commandant grommeler : « Sacré vicieux ! »

Il lui était interdit d’intervenir. Il se replongea dans la contemplation du lever de soleil, mais le cœur n’y était plus, après ce qu’il venait d’entendre.

Il faudrait qu’il en reparle à Haven seul à seul, plus tard. Il jeta un coup d’œil à la tête du mât d’artimon : un rayon de lumière jouait entre les enfléchures et le gréement courant. S’il attendait le début de l’engagement, il serait peut-être trop tard.

Des mots revenaient comme en écho dans sa tête : si je tombe… Un bâtiment ne vaut que ce que vaut son commandant. Mais, oubliant Haven, il se retourna en entendant la vigie crier : « Voile en vue dans le suroît ! »

Bolitho serra les poings : c’était sans doute Le Défenseur, exactement à son poste. Il avait vu juste en l’envoyant devant. Il ordonna :

— Haven, paré à virer !

Haven acquiesça d’un signe de tête :

— Rappelez du monde aux bras, monsieur Quayle.

Un autre visage qui allait assez bien dans le décor, l’officier que Bolitho avait vu faire pendant son quart, l’après-midi précédent. Le genre d’homme à ne pas éprouver la moindre compassion lorsqu’il s’agissait de fouet.

Bolitho ajouta :

— Avez-vous envoyé une bonne vigie en haut ?

Haven le fixait, mais son visage était caché dans l’ombre.

— Je… je, oui, je crois bien, amiral.

— Envoyez donc un homme expérimenté. Un pilote, pendant que nous y sommes.

— Bien, amiral.

Haven était tendu. Il s’en voulait de ne pas avoir eu tout seul cette idée élémentaire. Et il pouvait difficilement s’en prendre à Parris.

Alentour, les ombres acquéraient progressivement forme et visage. Deux jeunes aspirants, à leur premier embarquement, l’officier de quart et, sous le tillac, la grande carcasse solide de Penhaligon, le pilote. Quant à savoir un jour s’il était satisfait de leurs progrès, il ne fallait pas y compter… songea Bolitho.

— Ohé du pont ! Défenseur en vue !

Bolitho devina en entendant cette voix qu’il s’agissait de Rimer, pilote de quart. C’était un homme de petite taille, tout bronzé, le visage creusé, ce qui lui donnait l’air d’un coureur des mers du temps jadis. L’autre vaisseau n’était guère qu’une petite tache dans cette lumière du point du jour, mais l’expérience et l’œil exercé de Rimer lui avaient permis de discerner tout ce qu’il avait besoin de voir.

— Monsieur Jenour, demanda Bolitho, grimpez donc là-haut avec une lunette – et, se retournant alors que le jeune lieutenant de vaisseau se précipitait dans les enfléchures : J’ai l’impression, lui fit-il observer, que vous grimpez aussi vite que vous galopez.

Il le vit rire de toutes ses dents puis commencer son ascension, jouant des bras et des jambes avec l’agilité d’un gabier.

Haven traversa le pont et leva les yeux pour observer Jenour dont on ne voyait plus que le pantalon blanc.

— Il y aura bientôt assez de lumière, amiral… – et, comme Bolitho hochait la tête – Et à ce moment-là, nous saurons.

Il serra les poings sous ses basques en entendant Jenour qui appelait :

— Signal du Défenseur, amiral ! « Thor rallié ! »

Bolitho essaya de ne montrer ni joie ni surprise : Imrie avait réussi.

— Envoyez l’aperçu !

Il était obligé de mettre ses mains en porte-voix pour se faire entendre par-dessus le fracas des voiles et du gréement. Le Défenseur ne fit pas d’autre signal. Cela signifiait qu’il n’y avait rien d’anormal jusque-là et que l’allège, si peu maniable qu’elle fût, n’avait pas rompu sa remorque.

— Haven, lorsque les autres seront en vue, signalez-leur de continuer pendant que nous avons les plans en tête. Nous n’aurons pas le temps de tenir une autre conférence. Et il y a encore un risque que nous soyons découverts avant d’avoir gagné nos positions.

Il se dirigea une fois de plus vers les filets. Il ne fallait surtout pas qu’il laissât entrevoir à Haven le moindre signe d’incertitude ou de doute. Il leva la tête. Le gréement et les espars montraient de plus en plus nettement leurs contours. Chose étrange, il n’avait jamais réussi à surmonter sa peur des hauts. Du temps qu’il était aspirant, chacune de ces ascensions pour aller réduire ou envoyer la toile était un nouveau défi. La nuit surtout, lorsque les vergues s’élancent au-dessus des gerbes d’embruns et que le pont n’est guère plus qu’une tache sous vos pieds. Il était pris à chaque fois d’une véritable terreur.

Il aperçut quelques fusiliers perchés dans la hune d’artimon et qui, penchés par-dessus la barricade, observaient Le Défenseur. Leurs tuniques rouges étaient resplendissantes. Bolitho aurait bien aimé pouvoir grimper pour aller les rejoindre sans éprouver quoi que ce soit, comme Jenour. Il effleura sa paupière, cilla dans la lumière. Il voyait clair, mais cette crainte le tenaillait toujours.

Il se tourna vers le pont principal. Les servants de pièces se relâchaient avant d’aller vaquer à leurs occupations habituelles. La tension de la nuit s’effaçait.

Il avait parcouru tant et tant de milles, accumulé tant de souvenirs ! Pendant la nuit, alors qu’il restait éveillé dans sa couchette à écouter le chuintement de l’eau et les chocs de la mer contre le safran, il s’était remémoré cette autre fois où l’Hypérion naviguait dans des eaux aussi lointaines sous son commandement. Ils s’étaient approchés de l’île de Pâques dans l’obscurité, et Bolitho revoyait précisément l’attaque à l’aube contre les vaisseaux français qui y étaient mouillés. Déjà neuf ans de cela. Le même bâtiment. Mais l’homme, lui, était-il toujours bien le même ?

Il jeta un coup d’œil à la tête d’artimon, soudain assez mécontent de lui-même.

— Passez-moi cette lunette, je vous prie.

Il prit l’instrument que lui tendait un aspirant tout étonné et s’avança d’un pas décidé vers les enfléchures au vent. Il sentait le regard de Haven posé sur lui, il voyait bien que Parris, occupé à discuter près du passavant bâbord avec Sam Lintott, le bosco, faisait mine de ne rien remarquer. Il était sans doute en train de lui ordonner de mettre en place le caillebotis pour procéder à l’exécution de la punition, comme prévu.

Allday, tout aussi étonné que les autres, observait le spectacle du haut du pont principal tout en mastiquant un morceau de biscuit de mer. Bolitho s’engagea dans les enfléchures, les marchepieds vibraient à chacun de ses pas, et la grosse lunette à signaux battait contre sa hanche comme un carquois.

La chose était plus facile qu’il ne l’eût cru, mais en atteignant la première chouque il décida que cela suffisait.

Les fusiliers se poussèrent pour lui faire place en échangeant des sourires ravis. Bolitho se souvenait du nom de leur caporal, un homme au regard vif qui avait commencé comme braconnier à Norfolk avant de s’engager dans le corps. Et il était grand temps, comme le major Adams l’avait sombrement souligné.

— Alors, caporal Rogate, où est-il ?

— Par ici, amiral, fit le fusilier en lui montrant du doigt. Bâbord avant !

Bolitho cala la lourde lunette et la pointa. La coque étroite du brick et les vergues brassées tressautaient dans la lentille. Des silhouettes remuaient sur la dunette du Défenseur, fortement inclinées taudis que le bâtiment montrait sa doublure de cuivre violemment éclairée par le soleil.

Bolitho attendit un peu que l’Hypérion se fût stabilisé et que le petit hunier s’arrêtât de trembler. Il aperçut alors, au-delà du Défenseur, une pyramide de toile. Le Thor était paré et les attendait.

Il laissa retomber sa lunette comme s’il voulait se donner le temps de rassembler ses pensées. Avait-il décidé depuis le début qu’il conduirait lui-même cette attaque ? S’il échouait, il risquait d’être capturé, ou bien… Il eut un sourire amer. Ce ou bien ne méritait pas qu’on s’y arrêtât.

Le caporal Rogate surprit son sourire et se demanda comment il raconterait la chose à ses camarades pendant son prochain quart en bas. Comment l’amiral s’était adressé à lui, comme s’il faisait partie du corps. L’un des nôtres.

Bolitho savait fort bien que, s’il envoyait un autre officier à sa place et que l’opération vînt à échouer, le blâme retomberait sur lui de toute manière.

Il fallait qu’ils eussent confiance en lui. Au fond de lui-même, Bolitho savait que les mois qui s’annonçaient : allaient être décisifs pour l’Angleterre, et pour la flotte en particulier. Commander et gagner la confiance des gens, les deux marchaient de conserve. Pour la plupart de ceux qui se trouvaient sous ses ordres, il était encore un étranger et il lui fallait gagner leur confiance.

Ses réflexions lui parurent bientôt peu dignes d’intérêt. Un désir de mort. Cela entrait-il aussi en ligne de compte ?

Il se concentra sur la silhouette hardie du brick qui plongeait avant de partir en glissade sur les longues lames. Par la pensée, il voyait déjà la terre comme elle leur apparaîtrait lorsqu’ils seraient suffisamment proches. Le mouillage de La Guaira consistait principalement en une grande rade qui s’étendait devant la ville. On la savait défendue par plusieurs forteresses, dont quelques-unes avaient été construites depuis que les galions effectuaient leurs allées et venues. Bien que La Guaira fût à peine à six milles de Caracas, la capitale, seule une route de montagne en lacet, dont la longueur représentait six fois cette distance, permettait de rejoindre cette ville.

Dès que l’Hypérion et ses conserves auraient été repérés, les autorités espagnoles donneraient l’alerte à Caracas aussi vite que possible. Compte tenu du temps que demandait un trajet accompli sur des voies aussi frustes, La Guaira aurait aussi bien pu être une île, songea-t-il. Tous les renseignements qu’ils avaient glanés auprès de différents marchands ou briseurs de blocus affirmaient que la frégate qui s’était fait prendre, La Conserve, se trouvait à Puerto Cabello, quatre-vingts milles plus à l’ouest sur la côte de la mer d’Espagne.

Et si l’ennemi ne tombait pas dans ce piège ? S’il n’allait pas croire que les vaisseaux de guerre britanniques avaient l’intention de détruire la nouvelle acquisition qu’il venait de faire pour l’enrôler dans sa flotte ?

Tant de choses dépendaient des cartes et des observations de Price et, plus encore, de la chance…

Il baissa les yeux pour regarder le pont, loin en dessous et se mordit les lèvres. Il savait qu’il n’aurait jamais confié la responsabilité de pareille mission à un subordonné, même neuf ans plus tôt, lorsqu’il commandait ce vieil Hypérion. Il jeta un coup d’ail aux fusiliers : « Vous n’allez pas tarder à avoir de la besogne, mes garçons. »

Puis il se retourna pour s’engager sur les gambes de revers. Il se préoccupait davantage des fusiliers qui souriaient de toutes leurs dents en le voyant faire que du vent qui s’engouffrait dans ses basques comme pour le projeter sur le pont. C’était si facile. Un mot, un sourire, et ils étaient prêts à mourir pour vous. Cela le rendait amer et modeste à la fois.

La descente jusqu’à la dunette lui laissa le temps de s’éclaircir les idées.

— Très bien. Dans une heure, nous changerons de route pour venir cap au suroît.

Les autres acquiescèrent.

— Dites au Défenseur et au Tétrarque de se rapprocher de la terre. Je n’ai pas envie que les Espagnols viennent se rendre compte de trop près de l’état exact de nos forces… – et, voyant que Penhaligon, le maître pilote, laissait échapper un petit rire – ou de notre faiblesse. Le Thor restera à notre vent en compagnie de la Vesta. Prévenez-moi dès qu’il y aura assez de jour pour faire des signaux.

Il se tourna vers l’arrière et se tut une seconde.

— Commandant, un instant je vous prie, dit-il à Haven.

Dans la grand-chambre, un soleil de plus en plus ardent dessinait d’étranges figures sur le sel séché qui s’était déposé sur les fenêtres de poupe. La plus grande partie du vaisseau avait été évacuée avant l’aube, au moment du rappel aux postes de combat. Les appartements de Bolitho étaient comme une évocation des temps meilleurs, avant le moment où l’on allait enlever les portières, les meubles, toute trace de sa présence enfin et les faire porter en sûreté dans la cale. Il jeta un rapide coup d’œil aux neuf-livres tout noirs à poste devant leurs sabords, sur les deux bords de la chambre. Ces deux beautés auraient alors toute la place pour elles.

Haven attendit qu’Ozzard eût refermé la portière de toile et fût reparti, puis il resta là, bien campé sur ses deux jambes, son chapeau entre les mains.

Bolitho contemplait la mer derrière les vitres sales.

— J’ai l’intention de passer à bord du Thor au crépuscule. Vous prendrez le commandement de l’Hypérion, de la Vesta et du Tétrarque. Demain, dès l’aube, vous devriez être en vue de Puerto Cabello et l’ennemi sera ainsi persuadé que vous avez l’intention d’attaquer. Ils ne connaîtront pas l’état exact de nos forces… N… nous avons eu bien de la chance d’être arrivés jusqu’ici sans avoir été détectés.

Il se retourna à temps pour remarquer que le commandant serrait si fort sa coiffure qu’il la froissait entre ses doigts. Il s’était attendu à entendre des remarques virulentes, voire, qui sait, l’exposé d’une autre stratégie. Haven ne disait rien, mais le regardait fixement, comme s’il avait mal entendu.

Bolitho poursuivit tranquillement :

— Il n’y a pas d’autre solution. Si nous voulons capturer ou détruire un galion, il faut le faire au mouillage. Nous avons trop peu de bâtiments pour lancer une recherche à grande échelle si les navires essaient de nous échapper.

Haven respira profondément.

— Mais y aller vous-même, en personne, amiral ? De toute ma carrière, je n’ai jamais vu une chose pareille.

— Avec l’aide de Dieu et avec un peu de chance, commandant, j’aurai gagné ma position au milieu des récifs dans l’ouest de La Guaira au moment précis où vous lancerez votre propre attaque de diversion – et, le fixant calmement : Ne risquez pas vos bâtiments. Si une grosse force ennemie arrive, arrêtez tout et retirez-vous. Le vent est encore bien établi au nord-noroît. Mr. Penhaligon pense qu’il peut adonner, ce qui jouera en notre faveur.

Haven, les yeux hagards, regardait tout autour de lui comme pour chercher une issue.

— Il peut se tromper, amiral.

Bolitho haussa les épaules.

— Je ne me risquerais pas à le contredire.

C’était une tentative pour réduire la tension, mais elle échoua : Haven explosa.

— Si je suis contraint de me retirer, qui voudra bien croire… ?

Bolitho détourna les yeux pour cacher son dépit.

— Je vais vous remettre des ordres écrits. Nul ne pourra vous reprocher quoi que ce soit.

— Mais je ne disais pas cela uniquement pour me couvrir, amiral !

Bolitho alla s’asseoir sur le banc en essayant de ne pas penser à tout ce à quoi ce siège avait servi de décor : espérances, projets, craintes… Il reprit :

— Il me faut trente de vos hommes. Et je préférerais qu’ils connaissent l’officier qui les commandera.

— Puis-je vous suggérer le nom de mon second, amiral ? répondit vivement Haven.

Leurs regards se croisèrent une fraction de seconde. Je l’aurais parié… Puis d’un signe de tête il donna son assentiment.

En entendant des coups de sifflet sur le pont, Haven se tourna vers la porte.

— Je n’ai pas encore terminé… lui dit sèchement Bolitho.

Il essayait de garder son calme, mais le comportement de Haven l’agaçait.

— Si l’ennemi envoie des forces contre vous, il vous sera impossible de couvrir ma retraite de La Guaira.

— Si vous le dites, sir Richard… fit Haven en relevant légèrement le menton.

— Je le dis. Dans ce cas, vous prendrez le commandement de la flottille.

— Et puis-je vous demander ce que vous feriez alors, amiral ?

— Ce que je suis venu faire, lui répondit Bolitho en se levant.

Il devinait la présence d’Allday derrière la porte. Encore une discussion pénible en perspective, lorsqu’il allait lui annoncer qu’il ne l’emmenait pas avec lui à bord du Thor.

— Autre chose, avant que vous partiez, Haven.

Il essaya de ne pas ciller, alors que ce voile qui lui recouvrait l’œil gauche ne voulait pas disparaître.

— Ne faites pas fouetter ces hommes. Je ne puis pas intervenir, parce que tout le monde à bord saurait que je prends parti, comme vous l’avez compris lorsque vous avez croisé le fer avec votre second en ma présence – il crut le voir qui pâlissait un peu. Ces gens ne possèdent pas grand-chose, Dieu sait, et voir leurs camarades se faire fouetter avant qu’on leur ordonne d’aller se battre ne peut faire que du mal. La loyauté est une chose de la plus extrême importance, mais souvenez-vous que, tant que vous êtes sous mes ordres, la loyauté doit jouer dans les deux sens.

Haven se récria :

— Je crois que je connais mon devoir, sir Richard.

— Moi aussi.

Il attendit que la porte fût fermée et s’exclama :

— Qu’il aille au diable !

Mais ce fut Jenour qui entra. Il essuya sur un bout de chiffon ses doigts tachés de goudron. Il regarda un instant l’amiral comme pour juger de son humeur et fit enfin :

— On a une belle vue, de là-haut. Je suis venu vous rendre compte que vos signaux ont été envoyés et ont obtenu l’aperçu – et, levant la tête aux bruits de pieds puis aux voix indistinctes qu’il entendait, sur le pont principal : Nous allons virer de bord, sir Richard.

Bolitho l’écoutait à peine.

— Qu’est-ce qui se passe avec ce type, hein ?

— Vous lui avez fait part de vos intentions.

Bolitho acquiesça.

— Je croyais que n’importe quel commandant serait ravi à l’idée de voir son amiral débarrasser le bord. En tout cas, moi, j’aurais été ravi.

Il laissa ses yeux errer autour de la chambre, comme s’il y cherchait des fantômes.

— Et au lieu de cela, il n’a aucune idée, sauf…

Il se mit à réfléchir. Il n’était pas question de parler du capitaine de pavillon avec Jenour. Était-il seul à ce point qu’il ne pouvait trouver de soulagement auprès de quiconque ?

Jenour répondit simplement :

— Je ne suis pas assez impertinent pour vous dire ce que j’en pense, sir Richard – et, levant les yeux, il ajouta : Mais, pour ce qui me concerne, je serai toujours prêt à faire tout ce que vous m’ordonnerez de faire.

Bolitho, se détendant un peu, lui donna une claque sur l’épaule.

— On prétend que la foi peut soulever des montagnes, Stephen !

Jenour en resta tout ébahi : Bolitho l’avait appelé par son prénom. C’était sans doute distraction de sa part. Bolitho ajouta :

— Nous passerons à bord du Thor avant le crépuscule. Il faut que ce soit fait proprement, Stephen, car nous avons un bon bout de route à faire.

Ce n’était pas de la distraction. Jenour en était illuminé. Il balbutia :

— Votre maître d’hôtel vous attend dehors, sir Richard.

Il regarda Bolitho traverser la chambre, puis se glaça en le voyant se cogner dans un siège que Haven avait dû déplacer.

— Vous sentez-vous bien, sir Richard ?

Il recula lorsque Bolitho se tourna vers lui. Mais cette fois-ci, il n’y avait pas le moindre signe de colère dans ses traits si sensibles. Bolitho lui dit seulement :

— Mon œil me joue quelques tours. Ce n’est rien. Allez me chercher mon maître d’hôtel.

Allday arriva par-derrière.

— J’ai à vous causer, sir Richard. Quand c’est qu’vous irez sur c’te galiote (on eût dit qu’il crachait ce mot), j’irai avec vous. Comme d’habitude, et je lâcherai pas ça pour tout l’or du monde, vous d’mande pardon, sir Richard.

— Allday, vous avez bu, répliqua Bolitho.

— Un peu, amiral. Juste quelques godets avant qu’on s’en aille d’ici – et, penchant légèrement la tête, comme un bon gros chien : On ira ensemble, n’est-ce pas, amiral ?

La réponse lui vint avec une facilité déconcertante :

— Oui, mon vieux. Nous irons ensemble. Une fois de plus.

Mais Allday prit l’air grave, il sentait bien son abattement.

— I se passe quoi, amiral ?

— J’ai failli tout raconter à ce gamin de Jenour. J’ai presque failli le lui dire – on eût dit qu’il parlait tout seul à haute voix. Je suis terrifié à l’idée de devenir aveugle.

Allday s’humecta les lèvres.

— Le jeune Mr. Jenour vous regarde presque comme un héros, amiral.

— Ce n’est pas comme vous, hein ?

Mais cela ne les fit pas sourire.

Allday ne l’avait pas vu comme ça depuis un bon bout de temps, depuis…

Il s’en voulait de ne pas avoir été là quand on aurait eu besoin de lui. Quand il pensait à Haven et qu’il le comparait au capitaine de vaisseau Keen, ou à Herrick, il sentait la rage le prendre. Il contempla cette chambre où ils avaient tous deux partagé et perdu tant et tant de choses. Bolitho n’avait personne avec qui partager ses tourments, personne pour le soulager de son fardeau. Dans les postes, les gens croyaient que l’amiral ne désirait rien. Mais, Seigneur Jésus, c’était exactement ce qu’il possédait : rien. Il reprit :

— Je sais bien que c’est pas à moi de le dire, mais…

Bolitho hocha la tête :

— Le jour où cela vous empêchera de parler…

Allday insista :

— Je sais pas trop comment dire ça avec les mots des officiers – et, prenant une profonde inspiration : La femme du commandant Haven, reprit-il, va avoir un enfant, elle a sans doute accouché à l’heure qu’il est, je crois bien.

— Et alors ?

Allday essaya de ne pas pousser un grand soupir de soulagement en voyant les yeux gris de Bolitho se remplir d’un nouvel intérêt.

— Il pense qu’y a des chances pour que ce soye pas lui le vrai père, si je peux dire.

— Bon, s’exclama Bolitho, même en supposant…

Il détourna brusquement les yeux, tout surpris, alors qu’il n’aurait pas dû l’être, de voir qu’Allday était au courant.

— Je vois.

Ce n’était certes pas la première fois. Un vaisseau au bassin, une femme qui s’ennuie, un soupirant un peu pressant. Mais c’était Allday qui avait mis le doigt dessus.

Bolitho le regardait tristement. Comment aurait-il pu l’abandonner derrière lui ? Ils faisaient une jolie paire : un homme grièvement blessé d’un coup de sabre espagnol, l’autre qui devenait lentement aveugle.

— J’ai quelques lettres à écrire.

Ils se regardèrent sans mot dire. La Cornouailles, aux derniers jours d’octobre. Le ciel gris, les feuilles mortes qui s’entassent. Le bruit des coups de marteau dans les champs, les fermiers en profitaient pour réparer les murs et remettre les barrières en état. Les vieux de la milice qui faisaient l’exercice sur la place près de la cathédrale où Bolitho s’était marié.

Allday se dirigea vers l’office d’Ozzard. Il voulait demander au petit homme d’écrire à sa place une lettre pour la fille de l’aubergiste, à Falmouth. Dieu seul savait si elle la recevrait un jour.

Il songeait à Lady Belinda, à ce jour où ils l’avaient découverte dans sa voiture renversée. Et à cette dénommée Catherine, celle-là aussi, qui éprouvait sans doute encore des sentiments pour Bolitho. Une bien jolie femme, songeait-il, mais quelques tracas en perspective. Il fit la grimace. Une vraie femme de marin, celle-ci, fallait pas se fier à ses airs et aux pavillons qu’elle arborait en bout de vergue. Et si c’était elle qui convenait à Bolitho, c’était la seule chose qui comptait.

Assis seul à sa table, Bolitho tira la lettre qu’il avait commencée et regarda le soleil jouer sur la plume comme un rayon de feu. Il se souvenait des mots qu’il avait déjà écrits : Ma très chère Belinda.

A midi, l’heure de sa promenade, il monta sur le pont. Ozzard entra dans sa chambre pour y faire un peu de rangement. Il aperçut la feuille de papier et la plume : elles n’avaient pas été utilisées.

 

A l'honneur ce jour-là
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